Lauragais d'Autrefois (55 et 56) : l'histoire de Pépé (in extenso)
Publié le 4 Avril 2020
Vous êtes nombreux à m'avoir écrit au sujet de l'histoire de Pépé publiée ici en 2 épisodes. La voici publiée in extenso.
Pierre Touja - dit Pépé - m'a contacté pour me confier son histoire, l'histoire d'une enfance singulière au coeur du Lauragais des années 30 et 40. Elle est jalonnée de journées ensoleillées au bord du Canal du Midi mais aussi d'un accident qui a changé le cours de son destin. Je l'ai mise en mots en espérant lui avoir été fidèle.
"Je suis né dans le Lauragais des années 30, à Gardouch, alors que mes parents n’étaient encore que de très jeunes adultes. Le vert Canal du Midi y glisse lentement entre les arbres tel un serpent calme. Mes grands-parents y habitaient.
Mon père, Etienne, pour gagner sa vie et la nôtre, participait à divers travaux saisonniers à la journée : fenaisons, battages, vendanges… Il louait sa force, ses bras et l’énergie de sa jeunesse dans les bordes alentours alors que la mécanisation, timide, avait décidé de se faire attendre encore un peu. Ma mère, Germaine, faisait des ménages, de l’entretien dans les maisons dont les familles voulaient bien la solliciter.
Monsieur Robert, l’instituteur du village, un homme très apprécié, leur faisait le cadeau de son amitié bienveillante. Cet homme était membre du conseil d’administration du château de Dabeaux à Aurignac où étaient alors accueillis et scolarisés des enfants qui avaient des difficultés familiales.
L’enfant caché
Il offrit à mes parents l’opportunité inespérée d’avoir du travail pour chacun d’eux : Etienne mon père s’occuperait de la ferme et entretiendrait le château, ma mère Germaine y serait femme de maison, cantinière, lingère… Une condition difficile leur fut cependant imposée, une condition intenable pour de jeunes parents : les enfants ne pourraient les y accompagner.
Mon très jeune frère fut confié à des amis toulousains provisoirement et moi, du haut de mes trois ans, je devins l’enfant caché du château. Lorsque nécessaire, dès que les pas du directeur résonnaient dans les couloirs, je me dissimulais sous les grandes marmites de la cuisine, dans les creux du bois que mon père aménageait sur la charrette lorsqu’il rentrait des bûches et mille autres cachettes encore.
Le drame
Un enfant caché n’en reste pas moins un enfant et alors que ma mère était occupée à laver du linge, j’échappai par une journée ensoleillée à sa surveillance et courus dans le pré retrouver mon père qui fauchait. Il était occupé à enlever le foin qui obstruait la bielle de la faucheuse lorsque je m’approchai. Les vaches qui tiraient l’engin eurent un mouvement et le drame se noua dans l’instant : ma jambe gauche fut sectionnée sous le genou.
On me conduisit dans l’urgence à la clinique de Saint Gaudens, le foin jugulait un peu l’hémorragie en faisant une sorte de tampon.
Aujourd’hui avec les progrès de la médecine d’urgence sans doute aurait-on sauvé ma jambe mais on me sauva bien plus ce jour-là puisqu’on me conserva la vie..."
Grandir
Et c’est ainsi que je grandis à Dabeaux au fil des ans sans plus être un enfant caché. Les effectifs du château grossirent et on eut plus que jamais besoin de mes parents. Mon enfance fut rendue singulière par mon absence de jambe et les tentatives que l’on fit pour la compenser furent couronnés de succès très mitigés. Les prothèses pouvaient alors peser jusqu’à 8 kg, ce qui est bien lourd pour le dos fragile d’un jeune enfant en plein croissance. Pour ne pas le léser davantage, on revint quelques temps à des béquilles de fortune d’une fabrication simple et rudimentaire.
L’enfance reprit bien vite ses droits. Je rentrais souvent à Gardouch passer quelques vacances chez mes grands-parents, ma tante et mon oncle qui me choyaient. L’insouciance chevillée au corps, j’avais cependant conscience d’avoir un statut un peu spécial. Je lisais souvent dans le regard de mes camarades la curiosité que mon état leur inspirait.
Des étés insouciants
L’été, nous nous baignions à l’abreuvoir au bord du Canal. Robert Boulech, l’instituteur, nous recommandait d’attendre que les péniches s’éloignent car leurs fonds plats soulevaient la vase mais nous étions trop impatients et replongions aussitôt. Aux voûtes de Villefranche, nous organisions des concours de natation et, malgré mon handicap, je me débrouillais plutôt bien à ma grande fierté.
Une opération dans la cuisine
L’adolescence venant, la croissance de ce qui restait de tibia et de péroné devenait dangereuse et provoquait des risques de blessures sur le moignon. Nous consultâmes le docteur Paul Izard qui estima qu’une nouvelle opération devenait nécessaire. On ne m’en dit pas grand-chose sur l’instant. On essaie toujours de préserver les enfants des peurs qu’on pourrait leur provoquer.
Un jour on m’indiqua que le vendredi suivant, je ne mangerais pas ou alors rien d’autre que du chewing gum . La date de l’intervention redoutée avait enfin été fixée.
La cuisine de mes grands-parents fut, ce jour-là, entièrement recouverte de draps tendus. Je me souviens encore de l’arrivée la voiture du professeur toulousain. Sur la galerie, une table avec un piètement métallique avait été solidement fixée.
Il était flanqué de son assistante qui ne fit pas montre d’une bienveillance débordante même au moment de m’endormir à l’aide d’un masque à l’éther. « Respire, petit, respire », m’encourageait le docteur Izard. Sa présence me réconfortait grandement.
Et c’est ainsi que je fus opéré dans la cuisine gardouchoise de mes grands-parents par un bel après-midi. Dehors le soleil brillait.
La convalescence dura quelques temps. On prit le plus grand soin de moi. On me nourrit de pigeon pour me rendre mes forces et, pour me distraire, ma tante me promenait grâce à une brouette dans son jardin au bord du canal.
Les années passant, l’adolescent laissa place à l’homme. Et tout au long de ma vie, j’ai pu voir les progrès de la technologie médicale et les prothèses qui sont devenues de plus en plus perfectionnées, légères et ergonomiques. Comme elle est loin cette première prothèse si lourde dont on m’harnachait et qui me déformait le dos. Je garde de ces années le souvenir d’une enfance singulière au cœur du Lauragais avec en point d’orgue cette opération, un vendredi après-midi dans une cuisine villageoise.
Merci à Pierre Touja pour sa confiance
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